La Goule du Grand-Guignol
Les Exploits mirifiques de Fleur de Lupin, souris d'hôtel
Terre de Brume, Rennes
 
– J’avais vingt ans et je me faisais appeler Pétronille, un prénom qu’avait mis en vogue une scie de Dranem, me dit Fleur de Lupin en riant, un soir où elle était en veine de confidences.
" En ce temps-là, je fréquentais la bohême montmartroise, et il n’était pas rare que je serve de modèle à des rapins de la butte. Un dimanche, au Salon des Refusés, Signac me présenta Henri Rousseau, un employé de l’Octroi dont il admirait les qualités de coloriste. Cet original, que Guillaume Apollinaire appelait " le douanier ", faisait rire en raison du manque de réalisme de ses tableaux. Il habitait Montparnasse et se piquait presque autant de musique que de peinture. Le soir, après son service, il maniait tantôt l’archet, tantôt le pinceau, et faisait, c’est selon, grincer les cordes de son violon ou les dents des audacieux qui venaient visiter son atelier empli de "portraits-paysages", plus naïfs les uns que les autres. Dans celui qu’il avait intitulé Le Rêve, on pouvait me voir alanguie sur un canapé dans le plus simple appareil. Deux lions et un éléphant, cachés derrière la végétation dense d’une forêt vierge tout à fait extraordinaire, m’observaient sans apparente méchanceté. Un court poème d’Apollinaire commentait cette toile qui faisait bien deux mètres sur trois. Je vous le cite de mémoire :
 
Pétronille dans un beau rêve
S’étant endormie doucement
Entend les sons d’une guitare
Dont joue un charmeur bien pensant.
Pendant que la lune s’égare
Sur les oiseaux, les colibris
Les fauves serpents prêtent l’oreille
Aux sons gais des pizzicati.
" L’instrument de musique dont parle ce bon Guillaume a bel et bien existé. C’était une guitare alto à système. Sur son manche court s’alignaient trois rangées de boutons jaunis sur lesquels était inscrit le nom des accords. Il suffisait donc, à en croire la numérotation, d’appuyer sur telle ou telle touche pour obtenir aussitôt l’harmonie correspondant au chiffrage américain gravé dans l’ivoire : F, Bb, C… Autrement dit : Fa, si bémol, do.
" Je revois le douanier Rousseau, lors du banquet que Picasso avait organisé en son honneur, dans son atelier du Bateau-Lavoir. Le vin avait délié la langue du vieux peintre, fort taiseux à l’ordinaire. Après avoir fustigé le laisser-aller des Impressionnistes qui exposaient, pensait-il, ce qu’on n’aurait jamais dû considérer que comme des esquisses, il changea brusquement de sujet, se tournant vers moi pour me parler de la guitare qu’il avait dénichée, le matin même, aux puces de Saint-Ouen.
 
 
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